2 ans auparavant, Ada

Depuis la mort de Zebra, Ada avait réduit sa consommation à quelques pétards par semaine et elle passait la plus grande partie de son temps sur internet dans des groupes de discussions de mathématiques et de physique théorique d'une opacité totale pour Michael. Il avait appris par cœur cette phrase qu'il avait lue par hasard et qu'il réitérait à Ada pour le lui signifier : « L'espace de Minkowski a une métrique pseudo-Riemannienne topologiquement triviale doté d'une signature Lorentzienne. » Pendant une semaine, presque chaque fois, Ada avait froncé les sourcils avant de lui sourire, preuve qu'elle était encore tombée dans le panneau pour quelques fractions de secondes, qu'elle avait tenté de comprendre ce que la phrase venait faire dans la conversation en l'analysant, avant de la prendre pour ce qu'elle était : un aveu d'impuissance. Parmi les plus abscons des groupes consultés par Ada, la palme revenait sans conteste à ceux qui utilisaient pour communiquer cette notation mathématique en trois dimensions. La complexité apparente inouïe de certains des schémas qui s'échangeaient dans ces groupes laissait Michael empli d'admiration autant que d'effroi, tandis qu'Ada semblait heureuse comme un poisson dans l'eau quand elle naviguait à l'intérieur de ces diagrammes qui ressemblaient pour Michael à des sodokus dopés façon cauchemar. Ada les manipulait avec dextérité, s'arrêtant juste pour lancer une IA afin de vérifier une preuve. C'est là que Michael trouvait son mot à dire. Il avait déployé pour Ada ses meilleures configurations et n'avait de cesse de les améliorer. Ada et lui travaillaient dans une sorte de couplage lâche où Ada faisait les tests sans lui faire de rapport de problème, tandis qu'il tentait de deviner comment faire pour qu'Ada puisse travailler encore plus vite en se déchargeant sur les IA de toutes les tâches qui pouvaient être automatisées. Il avait, pour se faire, téléchargé des librairies mathématiques du domaine public et passé de nombreuses heures à les interfacer avec ses IA pour en faire un environnement de travail pour Ada. En ce dimanche après-midi, il lut par-dessus son épaule le message qu'Ada était en train de composer.

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Rahul, j'ai vérifié le segment auquel vous faites référence, il est correct.

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Alors, il faut chercher l'erreur ailleurs, mais les conclusions sont fausses, c'est évident. Vous êtes-vous rendu compte qu'elles sont en contradiction flagrante avec le deuxième principe ?

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Et alors ?

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LOL ! Le deuxième principe ? Ada, vous êtes très brillante en mathématique, mais vous me semblez un peu présomptueuse du côté de la physique.

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Rahul, je vous emmerde. Le simple fait que vous puissiez douter de la profondeur de ma compréhension de la nature fondamentale du deuxième principe de la thermodynamique prouve que vous êtes un sale con. Comment pouvez-vous un seul instant imaginer résoudre le FTL sans escarmouche avec le deuxième principe ?

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Juste au moment d'appuyer sur « entrée » pour envoyer ce dernier message, Ada s'aperçut que Michael était en train de lire par-dessus son épaule. Elle se recula, fronça les sourcils et lui demanda, comme un reproche :

— Qu'est-ce que tu fais là ?

— Qui est ce Rahul ?

— C'est le professeur Rahul Ranamahadriadaran de CalTech.

— Connais pas. C'est une huile, j'espère ?

— Oui c'est une huile. C'est un spécialiste de l'effet Unruh, et ...

Michael l'interrompit :

— L'espace de Minkowski a une métrique pseudo-Riemannienne topologiquement triviale.

Avant d'être interrompu à son tour :

— Pourquoi veux-tu savoir qui est ce con ?

— Parce qu'à force de traiter des huiles de sale con sur des groupes publiques, tu ne vas pas tarder à devenir une célébrité toi-même.

Ada soupira.

— Je sais. Je ne devrais pas m'emporter comme cela.

Elle effaça le message au lieu de l'envoyer.

« Mais ce mec est vraiment un sale con puant.

— Et ça sent quoi ?

— Ça sent cette merde conventionnelle où ils nagent tous, ils confondent rigueur avec rigidité.

— Oh oh ! Rigueur et rigidité ! Et c'est quoi la différence ?

— Moi, je suis rigoureuse. Lui, il est rigide. Il veut bien admettre que les avancées se font en remettant les choses en cause, mais très vite il fait un blocage sur certaines hypothèses qu'il ne sait pas, ou qu'il ne veut pas, remettre en cause.

— Oui, mais le deuxième principe... c'est le deuxième principe... tu n'y vas pas de main morte non plus.

Elle se retourna pour le dévisager avec sévérité.

— Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi ?

— Non, je faisais juste remarquer que, quitte à remettre en cause quelque chose, tu aurais pu choisir une cible plus facile ?

— Non, mais, je rêve ! Tu as fait deux exercices de thermodynamique et tu viens me donner des leçons ?

— On se calme ! Je te rappelle que l'espace de Minkowski a une métrique pseudo-Riemannienne. Je fais ça juste pour te faire enrager.

— Et c'est gagné !

— Au fait, c'est quoi le FTL ?

Ada fronça les sourcils. Surprise que Michael ne connaisse pas cet acronyme, elle expliqua :

— Faster Than Light ? Dépasser la vitesse de la lumière ?

Michael la considéra. Il tenta de rester impassible autant qu'il le pouvait, de ne pas laisser paraître l'intense stupeur admirative qu'il ressentait. Il avait pensé jusque-là qu'Ada se distrayait dans ces théories absconses de la même façon que l'on fait des mots croisés. Il se souvint alors que quelques mois auparavant Ada était intervenue au milieu d'une conversation autour de la machine à café du lycée au moment où avait été lancée une phrase du style :

— De toute façon, on ne peut pas aller plus vite que la vitesse de la lumière.

Ada avait interpellé l'impétrant :

— Qu'est-ce qui te fait croire ça ?

— Ben, c'est pas dur, ta masse devient infinie, donc il faudrait une énergie infinie.

Ada avait secoué la tête, mais elle n'avait rien répondu. Quand, plus tard, Michael lui avait demandé pourquoi elle s'était tue, elle lui avait expliqué :

— Le fait qu'il pense que la masse est un problème prouve qu'il n'a pas réfléchi plus de trente secondes.

— Ah ouais ? Pourtant, c'est une question de cours sur la relativité, cette formule d'Einstein avec racine carrée de machin-chose, et quand la vitesse s'approche de la lumière, la masse devient bien infinie, non ?

— Oui, mais c'est pour un observateur, quelqu'un qui est ailleurs, pas dans le vaisseau.

— Comprends pas.

— Pour un vaisseau spatial, cela n'a pas de sens. Ton problème dans le vaisseau est de trouver un moyen d'accélérer, par exemple en brûlant un carburant, c'est à dire en jetant de la matière aussi vite que possible derrière toi, tu sais ...

— Hey ! Je suis pas débile ! Je sais ce que c'est que le principe de réaction.

— D'accord. Et bien, pour ce processus qui consiste à jeter des trucs derrière toi, ta masse ne change pas. C'est absurde ! Donc le problème n'est pas là.

— Et il est où, alors ?

— C'est la façon dont les vitesses s'additionnent qui coince.

— Ah oui ? Et alors ?

— Ce petit con avait raison : d'après Einstein, il va bien te falloir une énergie infinie pour atteindre la vitesse de la lumière, relativement à ton point de départ. Mais ce débile avait raison pour une mauvaise raison, tu suis ?

— Ouais, ouais.

— Tu t'en fous en fait, hein ?

— Non, non.

— Bon, laisse tomber. De toute façon, en réalité, c'est beaucoup plus compliqué que ça.

— Ah bon ? Et c'est pour ça que ça t'intéresse ?

Elle avait hésité quelques secondes avant de répondre, rêveuse :

— On peut dire ça, oui.

Et, sur le moment, Michael n'avait pas compris à quel point Ada s'était déjà investie dans le sujet. Maintenant, il se demandait depuis quand elle étudiait les mathématiques du voyage interstellaire. Vu comment elle était brillante, il était incapable de savoir comment elle avait pu se mettre au niveau. Combien de temps fallait-il pour absorber des milliers de publications ? Ou bien le brio d'Ada lui donnait-il aussi la capacité de parcourir en diagonale le tout-venant afin d'identifier et de se concentrer sur ce qui était important ? Pour avoir vu Ada à l'œuvre au quotidien, il connaissait l'acuité de son jugement, la vitesse de son analyse. Que fallait-il d'autre pour atteindre le niveau d'un expert mondial ? En regardant Ada travailler, ou jouer, car au niveau de passion dont Ada faisait preuve, il était difficile de faire la différence, Michael se posait souvent des questions de ce type. Cependant, en tout cas, il connaissant maintenant Ada assez bien pour savoir deux choses. En premier lieu, il était convaincu qu'elle avait la capacité, en intelligence pure, en abstraction, en puissance de travail, en mémoire, pour s'attaquer à ce type de difficulté. En second lieu, il avait une autre certitude moins factuelle, mais en fin de compte plus importante : si quelqu'un devait un jour faire une percée dans un domaine comme celui-là grâce à un manque total de respect pour les conventions établies, alors Ada était dans la course.

Sans qu'il s'en aperçoive tout à fait, cette révélation transforma la vision qu'il avait d'Ada, de lui-même, de la vie. Plus que tout, il prit conscience de ce que le fait d'avoir la chance de côtoyer une personne aussi exceptionnelle qu'Ada avait de miraculeux, de magique. On pouvait croire que le plus important était égoïste : oui, on pouvait se dire qu'un jour, elle serait célèbre, et le « je serais celui qui est avec elle » sera ma récompense. Mais en réalité, la magie n'était ni dans l'hypothèse, ni dans la jouissance par anticipation. La magie était dans le quotidien, dans l'échange des regards, surtout quand elle était pensive, et de se dire : je voudrais, un jour, avoir une idée de ce qu'elle pense quand elle réfléchit comme cela, pas pour faire le fier, mais juste pour me rendre compte, comme un quidam en bas de la montagne qui admire l'alpiniste vainqueur, comme un terrien sur le quai un jour de tempête qui voit revenir le marin pêcheur. Et si j'ai la moindre chance, de temps en temps, d'entrevoir une chose comme celle-là, alors...